33.
Kenhir avait consulté les archives des faïenciers de la dix-huitième dynastie, auteurs d’un nombre incalculable de chefs d’œuvre. Mais leur utilisation s’était révélée décevante.
Les premiers vases sortis du nouvel atelier semblaient pourtant superbes, le bleu étincelant, mais comme le résultat était médiocre face au modèle, sorti de la chambre forte, que Paneb tenait entre ses mains !
— Le sable contenant du quartz a-t-il été assez finement broyé ? demanda-t-il.
— Plutôt deux fois qu’une, répondit Hay ; comme fondant, j’ai ajouté de la soude et des cendres végétales, selon la technique qui m’a été enseignée. Les composants se sont bien agglomérés en une masse à la fois solide et poreuse, j’ai chauffé et j’ai appliqué la glaçure. Mais à côté du modèle de référence, la teinte paraît terne.
— Quelle température atteins-tu ?
— Pas moins de neuf cents degrés. Nous avons varié, mais c’est celle-là qui donne les meilleurs résultats.
— Il nous manque un élément... Je reviens avec la femme sage.
Claire assista au processus de fabrication d’un vase. Et son verdict fut sans appel.
— Il manque un élément essentiel, en effet. Qu’on me laisse seule avec le maître d’œuvre.
La porte de l’atelier fermée avec un verrou, Paneb ouvrit un gros sac rempli de sable... du moins jusqu’à la moitié. En dessous se trouvait la pierre de lumière.
— Personne ne t’a vu la sortir de sa cachette ?
— Je suis allé la chercher au milieu de la nuit, accompagné de Noiraud et de Vilaine Bête. Aucun suiveur n’aurait échappé à leur vigilance.
— N’importe quel céramiste serait capable d’obtenir le bleu que nous avons obtenu ; celui de nos ancêtres était d’une autre nature. Par conséquent, il ne saurait provenir que de la pierre de lumière. À chaque étape de la fabrication, elle irradiera les matériaux.
Paneb compacta soigneusement un noyau en utilisant le sable à forte teneur en quartz qu’il avait lui-même broyé, il y ajouta cendres et soude, lui donna une forme simple qu’il enroba d’une couche de pâte de couleur plus terne que celle utilisée par Hay, puis il chauffa.
Au fur et à mesure que la température s’élevait, la lumière émanant de la pierre devenait plus intense. Émerveillés, Claire et Paneb assistèrent à l’éclosion d’un bleu d’une pureté extraordinaire qui revêtit l’ensemble du vase à la manière d’un habit précieux.
Le travail achevé, le rayonnement diminua et la pierre parut presque inerte.
Dans une coupe à larges bords, posée près du vase, des pigments s’étaient déposés.
— Du bleu de cobalt, constata la femme sage. Les papyrus en parlaient, mais je le croyais introuvable. C’est lui qui offre cette couleur inimitable[7].
Le traître en était sûr : si la femme sage et le maître d’œuvre s’étaient enfermés dans l’atelier, c’était pour utiliser la pierre de lumière loin des yeux et des oreilles ! Et puisqu’elle était entrée dans ce local, elle en ressortirait, forcément portée par Paneb. À lui de se trouver là au bon moment pour suivre le colosse jusqu’à la cachette.
Avec les autres artisans de l’équipe de droite, le traître vit la femme sage apparaître sur le seuil de l’atelier. Elle leur montra un vase bleu à large col.
Pendant quelques instants, tous eurent le souffle coupé. Le bleu était à la fois intense et doux, animé d’une lumière surnaturelle.
— Vous avez réussi ! s’exclama Thouty, émerveille.
— Nous disposons d’assez de pigments pour fabriquer de nombreux vases et quelques amulettes, indiqua Paneb. Cette collection sera digne de nos ancêtres.
— Un tel succès mérite un banquet, estima Paï le Bon Pain ; je vous servirai des brochettes et des filets de perche.
— Préparez tout, accepta Paneb ; moi, je range et j’éteins les fourneaux.
Le traître était obligé d’aider ses camarades, mais ces derniers eurent la bonne idée de disposer tables et sièges non loin de l’atelier dont il ne perdit pas la porte de vue.
Sitôt le repas terminé, Paneb s’était de nouveau enfermé dans l’atelier.
Au lieu de rentrer chez lui comme ses confrères, le traître s’était dissimulé dans une maison inoccupée et, de la terrasse, avait continué à observer le local où se trouvait la pierre de lumière.
L’attente lui parut interminable, mais de bon augure. Si Paneb laissait ainsi la nuit avancer, c’était pour être sûr que le village entier dormirait lorsqu’il remettrait la pierre dans sa cachette.
Alors qu’un nuage masquait le mince croissant du deuxième jour de la nouvelle lune, la porte de l’atelier s’ouvrit.
Un sac sur l’épaule, Paneb regarda autour de lui.
Un sac contenant du sable... C’était donc la ruse que le maître d’œuvre avait utilisée pour apporter la pierre ! Sans elle, il n’aurait pu obtenir le bleu des ancêtres. Ne parvenait-elle pas à illuminer toute matière en l’amenant à son point de perfection ?
En assassinant Néfer le Silencieux, le traître avait tué en lui toute émotion. C’était un sang glacé qui coulait dans ses veines et lui donnait la maîtrise de ses impulsions. Aussi descendit-il sans hâte l’escalier pour entreprendre une filature prudente, en se dissimulant à l’angle d’une maison puis derrière une jarre d’eau.
À cause du poids, Paneb marchait lentement en direction du temple.
Le temple... La cachette idéale ! Pendant la journée, on y célébrait des rites, on y brûlait des parfums, on y nettoyait les objets rituels... Et la nuit, la puissance divine y reposait derrière la porte scellée du naos. Pas un villageois ne pouvait imaginer qu’un artisan oserait briser le sceau et violer ce lieu sacré auquel le traître avait déjà pensé.
Paneb franchit le pylône, traversa la cour à ciel ouvert et pénétra dans l’édifice.
Tapi derrière une stèle, le traître attendit qu’il en ressortît. Le maître d’œuvre avait certainement façonné des pierres amovibles qu’il suffisait de faire pivoter pour découvrir une cache où était dissimulé le trésor de la confrérie. Un détail insolite l’alerta : ni Vilaine Bête ni Noiraud ne patrouillaient dans les parages. Cela signifiait que le colosse avait gardé chez lui l’oie et le chien et qu’il lui tendait un piège.
Aussi, lorsque Paneb quitta enfin le temple sans son fardeau, le traître regagna-t-il son domicile en rasant les murs. À peine refermait-il sa porte qu’il entendit Vilaine Bête cacarder et Noiraud aboyer.
Paneb serait déçu car son gibier lui échappait, une fois encore... Mais le traître, lui, jubilait : la pierre de lumière était bien cachée dans le temple de Maât et d’Hathor.
En raison de sa douleur au coude, Kenhir avait accepté de se laisser frictionner les cheveux par Niout la Vigoureuse, tout en déplorant cette dépendance. Grâce aux massages de Claire, le vieux scribe pouvait au moins rédiger lui-même le Journal de la Tombe sans l’aide d’Imouni qui, ces derniers jours, s’était montré un peu trop flatteur à l’égard de son supérieur, comme s’il espérait une récompense.
Imouni n’avait rien perçu de l’esprit de la confrérie, et il se comportait comme n’importe quel petit scribe désireux de faire carrière, sans ressentir l’ampleur de l’aventure à laquelle il était associé.
Kenhir connaissait l’unique ambition d’Imouni : devenir scribe de la Tombe et imposer son autorité aux deux équipes d’artisans. Ce genre de fouine ne manquait pas d’habileté, et il ne fallait pas le sous-estimer.
— Je vais jusqu’au temple, dit Kenhir à Niout.
— Ce n’est pas raisonnable ! Vous devriez vous reposer.
— Ce matin, je me sens mieux.
— Je mets le déjeuner en route... Ne soyez pas en retard. Étant donné la qualité du pigeon grillé aux épices que préparait la jeune femme, il n’y avait aucun risque. Considérée à juste titre comme la meilleure cuisinière du village, Niout la Vigoureuse ne cessait de perfectionner des recettes qui excitaient la gourmandise de Kenhir.
Le vieux scribe emprunta la rue principale. Aux salutations des villageoises, il répondit en bougonnant.
Le maître d’œuvre posait une nouvelle pierre de seuil.
— Le traître est-il tombé dans le piège ? demanda Kenhir.
— Malheureusement non.
— C’est incroyable ! On jurerait que quelqu’un l’informe de nos intentions.
— Espérons qu’il a simplement beaucoup de flair. L’absence de l’oie et du chien a dû l’intriguer.
— Parviendrons-nous un jour à entraver ce démon ?
— Notre stratégie n’est pas si mauvaise.
— Mais il demeure libre et impuni !
— Peut-on rester libre lorsqu’on est esclave de sa propre avidité ? La pierre de lumière l’obsède, il ne songe qu’à s’en emparer. Continuons à appliquer notre plan.
— J’aurais préféré que ce monstre fût en cage dès cette nuit.
— N’est-ce pas vous, Kenhir, qui m’avez appris la patience ?